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Pourquoi la « ville du quart d’heure » séduit autant ?

 

Promesse de résilience pour les villes, le concept de « ville du quart d’heure » s’est fait une place de choix lors de la crise du Covid et dans les programmes des récentes élections municipales. Comment expliquer cet engouement ? Radar fait le point.

 

 L’été dernier, un groupe de maires de 40 villes mondiales, dont Paris et Los Angeles, s’est réuni pour présenter un rapport intitulé « Reconstruire en mieux » après la crise du Covid-19. Au menu de ce rapport : créer des emplois verts, soutenir les travailleurs et travailleuses clés (personnel hospitalier et enseignant, employé·es des supermarchés, conductueurs et conductrices de bus, métro…), investir dans les industries propres ou encore offrir plus de services publics et de transports en commun. Parmi les actions prioritaires à mettre en place pour les villes, figure également la nécessité de s’inspirer du modèle de la « ville du quart d’heure », déjà initié à Paris ou encore à Milan. « Les maires voient la pandémie du Covid-19 et la crise climatique telles qu’elles sont : des défis mondiaux qui menacent massivement nos vies et nos moyens de subsistance – et exigent une action urgente pour corriger les inégalités structurelles, améliorer la santé publique et créer des économies plus inclusives. La façon dont nous façonnons notre reprise définira nos villes pour les générations à venir, et cet agenda du C40 tirera parti du pouvoir collectif que les maires exercent pour aider à protéger notre planète et jeter les bases d’un avenir plus juste et plus résilient », a expliqué Eric Garcetti, maire de Los Angeles.

 

La « ville du quart d’heure », un concept qui séduit les municipalités …

Mais quel est le concept de la « ville du quart d’heure » ? Carlos Moreno, un scientifique et professeur associé à l’Institut d’administration des entreprises de Paris, raconte avoir eu cette idée après s’être intéressé aux conséquences de « l’éclatement spatial » des villes grâce au bond technologique apparu dans les années 90. Pour le scientifique franco-colombien, un·e urbaine heureux·se doit de : pouvoir habiter dignement, travailler dans des conditions correctes, s’approvisionner facilement et avoir accès au bien-être, à l’éducation et aux loisirs. « Pour améliorer la qualité de vie, il faut réduire le périmètre d’accès à ces six fonctions. J’ai choisi celui du quart d’heure pour marquer les esprits », retrace Carlos Moreno dans une interview publiée par Libération. Le concept de la “ville du quart d’heure” s’exporte de Paris, à Bordeaux ou encore à Metz.

 

Un·e urbaine heureux·se doit de : pouvoir habiter dignement, travailler dans des conditions correctes, s’approvisionner facilement et avoir accès au bien-être, à l’éducation et aux loisirs.

 

Comment ce modèle se matérialise ? A Paris, l’ambition affichée par Anne Hidalgo est de s’appuyer sur le concept de Carlos Moreno « pour rendre plus proche tout ce qui est nécessaire à la vie des Parisiens et des Parisiennes, une nécessité accrue depuis la crise sanitaire », explique la maire-adjointe Carine Rolland qui pilote le programme dans la capitale. Selon Carlos Moreno : « ce modèle est une manière de créer des métropoles à échelle humaine, de casser le modèle périmé de la métropole anonymisée, angoissante et productiviste ». Sans oublier que le logement social s’y retrouve en étant présent au cœur de la capitale, en ayant accès à ce quart d’heure tant recherché. D’ailleurs, entre ses murs, cette philosophie s’applique déjà !

 

….mais concentre aussi des critiques

Le concept fait toutefois grincer des dents jusque dans les milieux de l’habitat et de l’urbanisme français. Selon Jean Naem, spécialiste de l’habitat social et de l’immobilier d’intérêt général, local et environnemental, la « ville du quart d’heure » est un concept intéressant mais qui manque cruellement d’inclusion : « Sur le fond, le projet est enthousiasmant, chacun sait que le temps contraint n’est plus uniquement le temps de travail mais également le temps de la mobilité. Cette mobilité coûte très cher à la population d’abord, à la collectivité et à l’environnement ensuite. Pour gagner du temps, les urbains font travailler les autres : les livreurs, les fabricants de téléphones intelligents, les commerces de nuit. » Et Jean Naem d’ajouter : « Derrière le slogan juste de se réapproprier la ville, il y a l’idée de ne pas la partager. Comme au temps des vikings, les barbares finissent par forcer le partage ou tout saccager. Les quartiers chics de Paris sont devenus le défouloir des gilets jaunes de la Picardie périurbaine et des cités de Seine-et-Marne ». Pour ce spécialiste de l’habitat social, le quart d’heure serait ni plus ni moins un ennemi de la civilisation, il serait ainsi « le dernier, le mauvais, le sale quart d’heure », et enfonce le clou : « Après ce tableau idyllique d’un avenir piéton radieux comme la cité totale de Le Corbusier, j’ai le regret d’écrire que je déteste cette utopie. La ville des 15 minutes, c’est la ville d’une bourgeoisie qui se cache derrière les remparts du temps. À moi le quart d’heure, aux autres, banlieusards, provinciaux, travailleurs de la journée, soignants de la nuit, fonctionnaires de jour, cuisiniers sans-papiers, migrants en CADA, étudiants en résidences, très vieux en EHPAD, taxis, Ubers, la ville des quatre heures de transports ». Si la critique est sévère, elle témoigne surtout des inquiétudes soulevées en matière d’inclusion par les propositions de ce concept désormais incontournable.

 

La ville du quart d’heure, d’abord un désir de proximité provoqué par le Covid-19 ?

Derrière le concept de « ville du quart d’heure », se cache l’idée d’un nouveau chrono-urbanisme. En 1997, François Asher, urbaniste et sociologue français définissait le chrono-urbanisme comme une nouvelle approche de l’aménagement et une nouvelle conception de l’urbanisme qui intégrerait pleinement la composante temporelle. Et en matière de temps, il y aura bien un avant et après la crise sanitaire. Et pour cause, si le concept de “ville du quart d’heure” séduit, c’est surtout pour sa promesse de libérer du temps aux habitant·es. Et depuis le Covid, les Français·es ne voient plus les choses comme avant. Par exemple, 41 % de la population souhaite aujourd’hui des moyens de transport qui permettent de gagner du temps. Autre desiderata : des centres-villes plus attractifs. Des changements de perception qui placent d’ailleurs les villes moyennes comme nouveaux lieux de vie préférés des Français·es : La Rochelle, Annecy, Saint-Nazaire, Le Mans, Caen, Figeac… les villes à taille humaine attirent plus que jamais. « Monde d’après : la revanche des villes moyennes ? », a même titré la Gazette des Communes qui n’hésite plus à parler de « dé-métropolisation ».

 

 Si le concept de “ville du quart d’heure” séduit, c’est surtout pour sa promesse de libérer du temps aux habitant·es

 

Reprendre le pouvoir sur le temps, voir les villes préférer la slow city à la smart city, s’alimenter grâce aux circuits courts, développer la pratique du vélo… la crise sanitaire aura véritablement changé notre perception de la ville et la façon dont nous souhaitons y vivre. Si le concept de « ville du quart d’heure » a le mérite de conceptualiser, synthétiser et matérialiser ces nouvelles aspirations, il révèle un autre défi tout aussi contemporain que critique, celui du « droit à la ville », théorisé en 1967 par le philosophe et géographe marxiste Henri Lefebvre qui défendait l’idée d’une ville fondée sur l’inclusion et la coexistence sociale. Tous les habitant·es d’une ville devraient avoir un droit égal à la centralité urbaine, et pouvoir participer aux décisions qui concernent sa conception comme son entretien quotidien, sans discrimination ni hiérarchisation, voilà la philosophie de ce très actuel « droit à la ville » de Lefebvre. La « ville du quart d’heure » pourra-t-elle ainsi vraiment se penser sans les classes populaires ? Totem français de résilience, de proximité, de solidarités et de mixité sociale, le logement social aura-t-il son mot à dire dans ce qu’on appellera, peut-être demain, le droit à la ville du quart d’heure ?

 

 

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