Clementine Chambon : « On peut tous contribuer à construire un modèle qui marche ! »
Clementine Chambon est une jeune entrepreneuse sociale qui monte, qui monte. En 2014, elle co-fonde une société appelée Oorja avec Amit Saraogi , dont l’objectif est d’installer des micro-centrales électriques dans les régions rurales de l’Inde qui ne disposent pas d’un accès fiable à l’électricité. La production d’électricité est assurée conjointement par des panneaux solaires et par la biomasse, et devrait permettre de réduire significativement l’emploi d’hydrocarbures comme le kérosène et le diesel. En avril 2016, Clementine est distinguée comme Innovatrice sociale de l’année par le prestigieux prix des « Innovateurs de moins de 35 ans » de la MIT Technology Review. Conversation avec une scientifique précise et ambitieuse, dont l’idée pourrait bien changer les conditions de vie et de travail de millions de personnes dans les années à venir.
Comment est née l’idée de Oorja ?
En 2014, j’ai participé à une école d’été organisée par Climate-KIC pour faire émerger des entrepreneur·se·s dans le domaine du changement climatique. J’étais étudiante et j’y ai rencontré mon futur co-fondateur, qui est Indien et qui, lui, travaillait depuis plus de dix ans, notamment dans l’entrepreneuriat social et la finance. On a voulu travailler sur la conversion des déchets d’agriculture pour les transformer en énergie. Il connaissait les problèmes rencontrés par les régions rurales de l’Inde, riches en déchets agricoles, et je faisais mon doctorat en bioénergie : on a donc combiné nos connaissances. En mai 2015, nous avons reçu un Fellowship de l’organisation américaine Echoing Green, qui finance de jeunes entreprises sociales. On a passé deux semaines en Inde pour récolter des données sur la demande énergétique et mener des entretiens avec des acteurs de l’électrification rurale. Maintenant, on précise notre solution !
Quels sont vos objectifs sur le court et moyen terme ?
Notre but est de construire la première centrale d’ici la fin de l’année, après la mousson. L’équipe est en train de choisir un site, mais il nous manque surtout de la main-d’œuvre expérimentée. Le contact personnel dans la région est incroyablement important : on cherche des personnalités locales qui connaissent la zone où l’on travaille. En effectuant des analyses techno-économiques, nous sommes en train de décider de la capacité exacte du système mais ce sera autour de 25 kW, donc assez pour 30 microentreprises et 100 foyers. Notre objectif est de démontrer que nous avons un modèle économique durable et reproductible à une très grande échelle, pour maximiser l’impact sur le climat et le développement local. Ensuite nous irons revoir des investisseurs ! Après ce projet pilote, nous espérons avoir une centaine de centrales d’ici cinq à six ans, que nous vendrons à des entrepreneurs locaux.
Pourquoi avoir choisi l’Inde ?
Parce que mon co-fondateur est Indien, bien sûr, mais aussi parce qu’il y a une grande part de la population sans accès fiable à l’électricité, et que le pays produit énormément de déchets agricoles qui ne sont pas utilisés — 200 millions de tonnes en surplus par an. L’Inde compte un tiers des populations sans accès à l’électricité au monde — soit plus de 450 millions de personnes sans un approvisionnement fiable ! Il y a donc une vraie opportunité pour les systèmes décentralisés dans ces régions assez vastes et sans accès au réseau.
Au-delà de l’approvisionnement en électricité, Oorja veut aussi avoir un impact environnemental, social et de santé. Comment le mesurez-vous ?
Nous sommes en train de mettre en place la méthode, avec des études longitudinales d’évaluation de l’impact socio-économique et sur la santé. En ce moment, nous récoltons les données pour le scénario « Avant », en nous fondant sur des critères développés en partie par la Banque mondiale : le temps passé par jour par les femmes à collecter du bois, leur niveau d’éducation, le nombre de cas d’agressions sexuelles, la nutrition, l’accès à d’autres services comme l’eau, etc. On travaille avec des chercheur·euse·s pour collecter et publier ces données. Dans la mesure où il n’y a pas énormément de données sur ce genre de projets, ce travail aura aussi de la valeur pour la communauté de recherche, puisqu’il fournira des informations sur le lien entre le développement des femmes, l’accès à l’énergie et le réchauffement climatique.
La dimension sociale du projet met l’accent sur l’émancipation des femmes. C’est important pour le succès d’Oorja ?
Beaucoup d’études montrent que, quand les femmes peuvent se charger des décisions concernant l’énergie et que des économies sont faites grâce aux énergies renouvelables, l’argent reste davantage dans le foyer et sert au développement économique de la famille. Or aujourd’hui, elles n’ont souvent pas beaucoup de contrôle sur ces décisions, alors même qu’elles sont les plus victimes de la situation : ce sont elles qui cuisinent, qui passent jusqu’à 4 heures par jour à récolter le bois, qui sont soumises à une pollution intérieure avec des impacts sur la santé énormes (3 millions de mort·e·s par an, dont surtout des femmes et des enfants !). Il y a encore beaucoup de problèmes d’éducation, d’emploi et d’égalité des chances pour les femmes, c’est pourquoi nous voulons les encourager à devenir entrepreneur·se·s. Parfois, quand on donne accès aux énergies renouvelables, cela peut encore plus diviser la population car seul·e·s les riches y ont accès. Nous voulons faire le contraire et inclure tout le monde. Au-delà des femmes, nous investirons dans des formations pour les entrepreneur·se·s implanté·e·s localemnt, afin de stimuler un développement économique durable : elle·il·s auront plus d’opportunités et de moyens de subsistance grâce à la création d’emplois dans les microentreprises qui bénéficieront d’électricité fiable.
Votre solution pourrait-elle être développée dans d’autres pays ?
Oui, mais il faudrait connaître les ressources locales en biomasse, ainsi que le contexte socioculturel pour s’adapter à la population. Sinon ça ne marche pas ! Il faut aussi former les femmes et les hommes sur le terrain pour qu’elle·il·s maintiennent le système et qu’il ne soit pas hors d’usage au bout de quelques années. Pour le moment, nous nous concentrons sur l’Inde, mais nous pourrions aller ailleurs selon la demande, par exemple en Afrique sub-saharienne.
Pourrait-on imaginer une application pour les pays développés également ?
Aux États-Unis et en Europe, il existe déjà des mini-réseaux indépendants du réseau national, souvent dans des bases militaires pour qui la sécurité énergétique est assez cruciale. À cette échelle, cela se fait souvent à partir d’énergies renouvelables. Évidemment, notre solution pourrait être mise en place dans les pays développés, mais tout dépend du prix auquel l’électricité serait produite, alors que dans ces pays le prix est déjà assez bas. En Inde, le réseau n’est pas cher non plus, mais il y a un vrai problème d’accès et de fiabilité. Dans ces conditions, les femmes et les hommes sont prêt·e·s à payer un peu plus pour pouvoir compter sur le réseau.
Pourquoi l’entrepreneuriat social est-il un bon moyen de changer le monde ?
C’est un modèle qui se fait de plus en plus car il permet d’avoir un fort impact : nous construisons d’abord quelque chose qui marche parfaitement bien à une petite échelle avec des solutions locales, puis nous le reproduisons à une plus grande échelle. Un vrai point fort du social business, c’est qu’il est accessible à tous et à toutes. Les connaissances spécifiques sur un endroit ou une communauté y sont valorisées. Nous pouvons tous et toutes contribuer à construire un modèle qui marche ! Un autre aspect essentiel est la dimension transversale, qui peut permettre de résoudre des problèmes dans plusieurs domaines à la fois — Oorja, par exemple, touche à l’accès à l’énergie, la lutte contre le réchauffement climatique, la santé, le développement économique local et l’émancipation des femmes.