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À quand l’ère des corons connectés ?

 

Les cités ouvrières du XIXème siècle avaient aboli la frontière entre le travail et le foyer. Face à l’étalement urbain et au manque de temps, de nombreuses initiatives tentent de s’en inspirer. Pour le meilleur comme pour le pire. Panorama.

 

La pandémie de Covid-19 a fait du télétravail une norme pour des millions de salarié·es. Habitué·es à quitter leur logement pour se rendre au travail, leur emploi s’est soudainement invité dans leur salon, abattant ainsi la frontière entre vie professionnelle et vie privée.

Bien que cette pratique soit associée à une certaine forme de modernité, elle n’a pourtant rien de nouveau. Il suffit de faire un bon dans le passé et de se rendre à la moitié du XIXème siècle, en pleine révolution industrielle, pour constater que la vie domestique et le travail ne faisaient déjà qu’un. En effet, le système des corons proposait aux ouvriers et ouvrières du nord de la France de vivre dans des logements collés aux usines dans lesquelles ils travaillaient. Un système gagnant-gagnant – sur le papier – pour les patrons d’usine et les ouvriers et ouvrières, les premiers disposant d’une main d’œuvre à proximité et les autres profitant d’habitations salubres.

 

Du familistère de Guise à la Silicon Valley : des salarié·es flexibles et disponibles

Le familistère de Guise dans l’Aisne, construit à la fin du XIXème siècle par Jean-Baptiste Godin, fonctionnait selon le même principe. Les ouvriers et ouvrières de l’usine de poêle Godin, obtiennent un vaste logement en payant 5 % de leur salaire. Une révolution. 1 750 personnes ont ainsi vécu dans ce phalanstère qui comprenait également des magasins pour faire ses courses alimentaires à bas prix, mais aussi une piscine et un théâtre. Un lieu de vie multifonctions, situé à deux pas de leur lieu de travail.

Qui aurait cru que cette utopie prolétarienne et paternaliste serait transposée, plus d’un siècle plus tard dans le berceau de la tech ? Dans la Silicon Valley, Facebook, Google ou encore Apple se creusent les méninges pour que leurs salarié·es ne soient plus contraint·es de vivre à plusieurs heures de leur lieu de travail en raison des prix des loyers exorbitants pratiqués dans la baie de San Francisco. Et comme rien n’est fait dans la demi-mesure, les géants du web mettent en place des aménagements titanesques pour offrir logements, commerces et écoles à leurs employé·es.

En juillet 2017, Facebook a publié un communiqué dans lequel la société américaine de Mark Zuckerberg annonçait la création d’un “village” à proximité de Menlo Park, son siège social au sud de San Francisco. Appelé « Willow Village », ce projet, dont le premier coup de pioche est prévu en 2023, devrait accueillir 1 729 logements sur une surface totale de 24 hectares. Dans le village on trouvera certes des logements mais aussi un supermarché, une pharmacie, des bureaux, des parcs et autres lieux de loisir.

Un projet qui rappelle évidemment les cités ouvrières du XIXème siècle, 200 ans plus tard. Concernant les problèmes de logement rencontrés par ses salarié·es, Facebook assure qu’environ 320 logements seront réservés aux personnes à revenus modestes, soit près de 20 % du nombre total de logements. Sous ses airs de village vacances, l’objectif de Facebook est d’avoir à disposition des salarié·es hyper flexibles, mobilisables rapidement, capables de travailler n’importe où et à n’importe quelle heure.

Et Google n’est pas en reste avec son « village », qui se veut encore plus ambitieux que le Willow Village de Facebook. Initié en décembre 2017 et actuellement, en cours de finalisation, le Charleston East Campus comprendra 10 000 maisons et 33 hectares de bureaux non loin de son quartier général de Mountain View.

Pour les salarié·es des géants de la tech c’est certain, vivre à côté de chez ses collègues va devenir la norme. Pas sûr que cela plaise à tout le monde. À une toute autre échelle, les employé·es de la startup américaine Fiveable travaillent, mangent, dorment et traînent ensemble dans la même maison, une sorte de colocation pour adultes salarié·es. Les employé·es qui affirment avoir choisi d’être dans cette maison du Wisconsin (et vivent donc 24h/24 avec leur boss) ne paient pas de loyer, ont un accès gratuit à la salle de sport ainsi qu’à un·e psychologue. Une version condensée des campus Facebook et Google.

 

Faire face à l’étalement urbain avec le chrono-urbanisme

En fonction du point de vue duquel on se place, ces modèles d’organisation où la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle, ressemblent tantôt à une utopie, tantôt à une dystopie. On peut toutefois s’en inspirer pour imaginer, créer des villes et bâtiments plus flexibles et mixtes. Le télétravail qui s’est généralisé pendant la crise du Covid a modifié le rapport des salarié·es au temps. Celui consacré au trajet pour se rendre sur son lieu de travail disparaît et le logement prend des allures d’espace multifonctionnel. L’espace aussi est bouleversé puisque les bureaux sont vides, inoccupés. C’est en réfléchissant à ces deux notions, que les urbanistes préconisent une prise en compte du temps dans la gestion des villes.

« Il faut des espaces, des appartements, des bâtiments, des quartiers malléables, capables daccueillir plusieurs fonctions »

Le chrono-urbanisme, ou urbanisme des temps, est une notion qui a vu le jour en France et en Italie. L’idée est simple : que la ville et ses bâtiments s’adaptent aux usages changeant au fil des jours, voire même des heures. Il s’agit de trouver des solutions concrètes à l’étalement urbain et à la saturation des services de transport. Une “ville maléable” en somme, comme l’appelle l’urbaniste et géographe Luc Gwiazdzinski. “Il faut des espaces, des appartements, des bâtiments, des quartiers malléables, capables daccueillir plusieurs fonctions, plusieurs activités en même temps et de manière alternative !”, précise-t-il sur le site du groupe OGIC. Il faut alors imaginer un espace hybride capable de remplir plusieurs fonctions en mêlant par exemple, habitation, artisanat et commerce.

Un concept d’urbanisme qui existe déjà dans le monde réel. Au nord de Paris, dans le nouveau quartier de Chapelle International, un projet de réaménagement propose aux futur·es habitant·es de vivre et travailler au même endroit. Au niveau du socle reliant deux tours d’habitation comprenant 105 logements sociaux, on trouve 18 SOHO et deux commerces. SOHO, acronyme anglais pour “small office, home office” est un habitat hybride qui s’inspire des ateliers où les artistes vivent et créent leurs œuvres. Ici, les artisans profitent d’un espace de travail entre 15 et 75 m² relié par un escalier privatif à un logement, allant du studio au T5. Géré par le bailleur social RIVP, ce projet entend favoriser “la mixité sociale mais aussi l’attractivité de tout un territoire, avec des programmes mêlant logements en accession, logements sociaux, commerces, hôtels dentreprises, crèches, auberges de jeunesse et résidences sociales.” Leur prix : 19,2 euros par m² par mois les trois premières années du bail pour l’espace de travail et 18,3 euros par m² par mois pour la partie habitation des SOHO. Dans une vidéo promotionnelle, les artisans et commerçant·es qui occupent les lieux disent leur satisfaction de pouvoir optimiser leurs heures de travail en vivant au-dessus de leur boutique. Comme quoi, l’hybridation peut avoir du bon quand elle n’est pas subie !

 

 

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